Effets de l'exploitation des matériaux marins sur la stabilité du littoral

Florence Cayocca (Ifremer-REM/GM/LES) et Béryl du Gardin
en collaboration avec Claude Augris

Ifremer, B.P. 70, 29280 Plouzané, France

Problématique

En France, les sites d'extraction atteignent 1 à 8 m de dénivelée sur une superficie de 1 à 8 km². Il s'agit du creusement d'un fond initialement plat (on parle alors de souille, figure 1) ou de l'arasement d'un banc de sable.

L'extraction peut modifier les mouvements de l'eau (marée, courant, houle) et par suite les transports sédimentaires qu'ils induisent (figure 2). Elle peut donc modifier les fonds alentour et la côte avoisinante.

Transport sédimentaire naturel

Mécanisme

Le transport des sables et graviers peut être schématisé ainsi (figure 3) :

  • Le mouvement orbital de la houle, ainsi que les courants, soulèvent les sédiments;
  • Les courants (de marée, de houle et de densité) et l'asymétrie éventuelle du mouvement orbital de houle transportent les sédiments grossiers par charriage (ils roulent sur le fond) et les sédiments fins en suspension. Le charriage est favorisé dans le sens de la pente.

Il y aura transport sédimentaire des zones de forte mobilisation sédimentaire vers celles de faible mobilisation, souvent dans la direction des courants, voire dans la direction de la pente ou de la propagation de la houle.

Le rôle de la marée

  • Elle induit les courants de marée, périodiques, généralement faibles (quelques dm/s) ou plus élevés sur pentes faibles (estuaires) ou dans les détroits (ainsi en Manche, les courants de marée atteignent 1 à 2 m/s).
  • Elle induit une variation périodique de la hauteur d'eau, ce qui influe sur la propagation et la déformation de la houle.

Le rôle de la houle

  • s'ajoute de façon non-linéaire aux courants pour mobiliser les sédiments du fond. Cette action est accentuée près de la côte par l'asymétrie verticale de la houle (face abrupte, flanc arrière doux).
  • crée une agitation de l'eau qui maintient en suspension les sédiments.
  • induit un transport sédimentaire dans le sens de propagation de la houle si elle est asymétrique horizontalement (crêtes élancées, creux plats).

Le rouleau de déferlement et sa dissipation induisent une turbulence supplémentaire qui mobilise et maintient en suspension les sédiments.

  • Courant littoral (figure 4) quand la houle a une incidence oblique, ou que le long du littoral, la hauteur de la houle varie (différences de "set-up"),
  • Courant du large vers la côte initié par le déferlement et par l'asymétrie horizontale de la houle,
  • Courant de retour compensant le précédent. Les courants de retour de houle peuvent être localisés : ils forment alors des croissants de plages ou creusent des cuvettes allongées appelées bâches en Boulonnais-Picardie et baïnes sur le littoral des Landes (figure 5).
    • dirigé du large vers la côte avant le déferlement,
    • parallèle à la côte (littoral) ou dirigé vers le large après le déferlement.

Par forte houle (tempêtes d'hiver), la houle déferle loin de la côte, il y a érosion de la plage.

Par faible houle (été), la houle déferle en haut de plage, il y a réalimentation de la partie médiane de la plage. Il y a parfois formation d'une ou plusieurs barres de sable dans la zone de déferlement.

Effets connus d'une extraction sur le littoral

Localement, le creusement modifie la houle(2) et les courants(3) :

  • (2) Si le site d'extraction est au large du déferlement, le creusement y atténuera la houle. Sinon, le creusement y accentuera la houle.
  • (3) En général, le creusement atténue le courant au centre du site d'extraction, et l'accélère en ses coins. Cependant, si le site d'extraction est allongé dans la direction du courant et de grande taille devant la profondeur d'eau, le courant sera canalisé, c'est-à-dire accéléré au centre du site (Klein, 1999).

Dans le cas fréquent d'une souille peu étendue, située au large du déferlement, si elle est dans une zone active de transport sédimentaire journalier (marée), saisonnier ou continu, elle  piègera des sédiments

A distance, le creusement  modifie la houle par réfraction (figure 6) :

  • la houle est  diminuée dans l'ombre du site d'extraction,
  • la houle est  accentuée de part et d'autre de cette ombre.

Rôle des paramètres morphodynamiques

Le rôle qualitatif de chacun des paramètres pris séparément est connu. Ainsi, l'influence d'une extraction sur le littoral sera accentuée dans les cas suivants :

  • le site d'extraction est sous une faible hauteur d'eau, proche de la côte, large, volumineux ;
  • le littoral, du site d'extraction jusqu'à la côte, est caractérisé par
    • des houles de grande amplitude, de longue période, de faible étalement directionnel,
    • des courants importants (de marée, de houle, de densité),
    • des sédiments marins mobilisables en abondance et de petite taille.

Ces paramètres morphodynamiques sont interdépendants. Ainsi, les propriétés des sédiments dépendent du contexte géologique (substrat, apports fluviatiles...) mais aussi du régime de houle et courants ; en un site de forte houle ou de forts courants, les sédiments seront plus grossiers. Pour connaître l'effet d'une variation simultanée de plusieurs paramètres, il faut quantifier le rôle de chacun, ou recourir aux observations.

Observations

Des  observations sur sites réels donnent les résultats suivants.

  • suivi de souilles sur plus de dix ans :
    • souille expérimentale CNEXO en baie de Seine :
      • léger déplacement vers le nord (1 m/an), très léger comblement de vase (10 cm/an) dans la partie orientale surcreusée de 3 à 5 m où il y aurait ralentissement des courants, aucun comblement dans la partie occidentale surcreusée de 5 à 13 m où il y aurait chenalisation des courants et aucun effet sur la côte. Cette souille se situe sous 17 m d'eau, à 13 km de la côte du Havre, mesure 2,5 km de largeur et 400 m de longueur, est allongée dans la direction WSW-ENE, les fonds initiaux sont du sable fin 0,25 à 0,5 mm (Lemoine et al., 1999). Dans cette zone les courants de marée sont tournants, en vive-eau ils varient de 0,05 m/s vers le nord à 0,3 m/s vers le SSW, 0,5 m/s vers l'ouest et 0,62 m/s vers l'ENE (Baie de Seine, atlas SHOM) ; exactement au-dessus de cette souille les houles moyennes sont de hauteur 0,4 m et de période 5,2 s, les houles de tempête peuvent atteindre 6 m de hauteur et 19 s de période (CANDHIS).
    • au Japon :
      • érosion de la côte et comblement de la souille pour une souille à 100 m de la côte, de 200 m de longeur et largeur, sous 7 à 8 m d'eau, surcreusée de 4 m dans du sédiment sableux, côte sud de Shikoku Island au fond de Tosa Bay, (Uda et al., 1986)
    • en Nouvelle-Zélande :
      • érosion de la côte et comblement de la souille pour une souille à 1 km de la côte, de 10 km de longueur, 200 m de largeur, surcreusée de 0,1 à 0,5 m, sous 5 à 8 m d'eau, houles moyennes de hauteur 1,4 m et période 6,5 s, houles fortes de 3 m et de période 9 s, houles de tempête décennale de hauteur 8 m et de période 12 s ; courants de marée subparallèles à la côte, souvent inférieurs à 0,1 m/s, parfois supérieurs à 0,19 m/s, courants de tempête vers la plage pouvant atteindre 4 m/s au large (par 27 m d'eau), sable moyen à fin bien classé de taille moyenne 0,3 mm (Hesp & Hilton, 1996).
    • transport de galets "radioactivés" nul sous plus de 18 m d'eau sur les côtes britanniques (UK, Price et al., 1978).

Des expériences sur  modèle réduit (Migniot & Viguier, 1979 ; 1983) ont quantifié l'influence de certains paramètres sur un littoral du type de celui des Landes (granulométrie 0,25 mm, côte rectiligne de pente 1,5 %) :

  • relation empirique entre hauteur d'eau (d) et hauteur de houle (Hc) amorçant le comblement de la souille : par exemple d vaut 21 m quand Hc vaut 11 m, ce qui correspond aux houles de tempête du Golfe de Gascogne ;
  • relation empirique entre début de comblement de la souille, temps, hauteur de houle, courant (parallèle à la côte, < 1m/s), largeur et longueur de souille ;
  • relation empirique entre largeur et profondeur de souille et début d'effet sur la côte.

Des simulations numériques sont entreprises pour étendre les résultats de Migniot et Viguier à d'autres conditions (granulométries, pentes des fonds, courants > 1 m/s, extraction par arasement de banc sableux et non par creusement de souille) en s'affranchissant de la distorsion d'échelle inhérente à tout modèle analogique.

Modélisation numérique

Comparaison avec les essais en cuve

Le calcul aux échelles réduites (celles des essais en cuve) est restitué aux échelles spatio-temporelles réelles. Les schémas indiquent la différence entre le cas avec ou sans souille (figure 7).

Bilan de la simulation numérique d'Armède (1999)

  • reproduction qualitative de la sédimentation/érosion observée en cuve ;
  • quantification des variations de la réfraction de la houle avec la position, la profondeur, la largeur de la souille. La réfraction par une souille sous plus de 29 m d'eau serait nulle pour une houle de hauteur inférieure à 7,4 m et de période inférieure à 13 s. ;
  • exagération de la réfraction de la houle, ainsi que du taux de sédimentation ou érosion dans la zone de déferlement (taux), par rapport aux mesures en cuve.

Conclusion

L’évaluation de l’effet d’une extraction de matériaux en mer sur la tenue du littoral est une tâche ardue et délicate, en raison de la diversité des situations rencontrées et surtout de l’extrême complexité des mécanismes naturels en jeu.

L’essor des connaissances et les progrès constants des outils informatiques améliorent en permanence la capacité des modèles numériques et apportent une aide capitale en ce domaine. Cependant, l’état de l’art n’est pas encore suffisamment avancé pour que ces modèles soient aptes à délivrer une prédiction véritablement quantitative et complète des effets de l’extraction.

Dans ce contexte, la démarche à adopter pour étudier ces impacts doit rester pragmatique : il convient de « faire au mieux », en respectant un code de bonne pratique, compte tenu des outils disponibles au moment de l’étude. En particulier, il est indispensable de suivre une méthode assez stricte, fondée sur la connaissance des conditions locales et sur une calibration et une validation fines des outils numériques utilisés pour le cas traité et pour l’analyse des résultats de l’étude.

Au fur et à mesure des avancées technologiques (puissance de calcul) et scientifiques (connaissance et modélisation), la qualité de l’évaluation des impacts progressera. Mais un autre élément participera de façon décisive à l’amélioration des prévisions de ces impacts : le retour d’expérience issu du suivi des opérations d’extraction.