L'offshore pétrolier questionne les chercheurs en Sciences de la Terre.

Pierre Cochonat

L'offshore représente aujourd'hui le tiers de la production pétrolière mondiale, provenant pour l'essentiel d'hydrocarbures extraits par quelques centaines de mètres de profondeur d'eau. Mais les compagnies pétrolières ne s'en contentent plus et mettent le cap sur les grands fonds. Dans les années 80, les prospections réalisées dans les grands fonds du Golfe du Mexique avaient été décevantes. Depuis, d'importantes innovations technologiques et scientifiques telles que les importants progrès en géologie, notamment grâce au fantastique progrès de l'exploration sismique 3D ont permis d'aboutir à des découvertes très prometteuses. Les nouveaux concepts de production ainsi que la qualité de réservoir inattendue (gros volume et forte productivité) permettent d'envisager un potentiel important et surtout des coûts de production qui justifient l'engouement actuel pour le "pétrole profond".

C'est dans ce contexte de nouveau défi scientifique et technique pour l'exploration et l'exploitation pétrolière qu'il convient de resituer l'enjeu du pétrole profond qui concerne en premier lieu les Sciences de la Terre. En effet, chercher de l'huile en mer, c'est chercher un bassin sédimentaire mis en place sur la bordure des continents. Les bassins sédimentaires par grande profondeur s'étendent sur 55 millions de km2 dans le monde. Cent fois la surface de la France. Et seulement 3 % ont fait l'objet d'une exploration pétrolière.

Des sites à potentiel nouveau vont être découverts dans des zones non encore attribuées qui vont susciter des convoitises. L'offshore profond (500-3000 m) reste globalement une des rares zones, avec l'Arctique encore très peu explorées et susceptibles de donner lieu à des découvertes majeures. Même si dans certains cas, comme au Brésil le stade de l'exploitation est déjà atteint (exploitation du champ de Marlin par plus de 1700 m de fond), on assiste aujourd'hui à un très fort développement de la recherche pétrolière dans essentiellement quatre secteurs géographiques : la marge brésilienne, le Golfe du Mexique, l'Atlantique nord-est et le Golfe de Guinée,

Si l'exploration pétrolière est avant tout l'affaire des compagnies et de leur sous-traitant, la communauté des chercheurs en Sciences de la Terre a aujourd'hui une fantastique opportunité de contribuer à cette nouvelle aventure, car elle concerne un environnement relativement nouveau pour le mode pétrolier, celui de la partie profonde des marges continentales.

De nouveaux enjeux pour les Sciences de la Terre

  • Durant plusieurs décennies l'exploration pétrolière offshore s'est concentrée majoritairement sur les gisements mis en place sur le plateau continental. D'un point de vue géologique, l'extrapolation vers les grands fonds est possible, mais de nouvelles questions sont posées. Il s'agit d'évaluer des régions plus vastes qui concernent l'ensemble des processus géologiques sur les marges allant du domaine continental au domaine océanique mettant ainsi en jeu l'histoire même des océans. Quatre grands axes de recherche constituent aujourd'hui de nouveaux enjeux pour les chercheurs en Sciences de la Terre.

Les éventails sous-marins profonds actuel ou récents en tant que modèle de réservoir

  • La recherche pétrolière concerne nécessairement des zones de forts taux de sédimentation où les sédiments détritiques à forte porosité (essentiellement des sables) ont été mis en place. Par grand fond, en apparence loin de l'influence terrestre directe, le transport sédimentaire des continents vers les grandes profondeurs océaniques se fait grâce au phénomène des "avalanches sous-marines". Ce phénomène est à l'origine de la création, aux débouchés des canyons sous-marins, des "éventails sous-marins profonds" constitués d'un empilement de dépôts résultants de l'action des courants de turbidité. Les "turbidites" ainsi déposées constituent un type particulier de corps sédimentaire, dont l'étude dans les systèmes actuels ou récents rendue possible grâce aux moyens modernes de la recherche océanographique, va permettre de développer des modèles de réservoirs analogues aux dépôts fossiles devenus gisements d'hydrocarbure. Les conditions de dépôt, dans le temps et dans l'espace de tels corps sédimentaires font l'objet de discussions passionnées, ou les concepts l'emportent encore sur les données.
  • En effet dans le domaine des turbidites, comme dans d'autres domaines des géosciences le besoin de modèle est de plus en plus crucial. La "chasse au modèle" ne fait que commencer. Ces modèles vont servir de guide aux travaux d'exploration future des pétroliers (qui recherchent des réservoirs continus, épais et homogène, tels que ceux qui peuvent se constituer par exemple dans un chenal méandriforme du type du Zaïre. Dans ce contexte on devine aussi l'importance qu'il convient d'accorder aux interactions entre les processus et les types d'accumulations sédimentaires qui en résultent. La modélisation numérique ou analogique des processus est également une voie de recherche nouvelle qui va venir compléter la nécessaire approche de base descriptive. Finalement il s'agit de répondre à des questions qui paraissent simples: où se mettent en place les réservoirs, combien sont-ils "gros, gras et grands", jusqu'à quelle distance peut-on avoir des sables ? Autant de questions auxquelles les sédimentologues devront apporter des réponses en mettant en œuvre l'étude de gigantesque système comme par exemple celui du Zaïre (plusieurs centaines de km d'extension) que l'Ifremer étudie en partenariat avec ELF dans le Golfe de Guinée.

La structure des marges

  • Les marges sont issues de la rupture des continents et renferment l'histoire de l'ouverture des océans. La segmentation des rifts océaniques et l'accrétion à l'origine de la formation des marges , puis l'histoire des bassins sédimentaires qui s'y mettent en place et notamment l'évolution structurale de lithosphère vont conditionnés la mise en place des roches mères. Pour qu'un gisement pétrolier existe, il a d'abord fallu des conditions géologiques particulières : l'existence d'une roche mère riche en matière organique, de bonnes conditions de maturité liées à la thermicité, les conditions nécessaires à la migration des hydrocarbures et enfin une "couverture" piégeant les fluides gazeux ou huileux. Autant de processus et de conditions que seule les études structurales et géodynamiques permettront de mieux cerner dans une zone donnée.
  • Ces couches profondes sont parfois difficiles a imager par les moyens géophysiques conventionnels, comme par exemple lorsqu'il s'agit des dépôts synrifts existants sous des séries salifères jouant le rôle de masque acoustique. La répartition géographique des séries riches en matière organique est encore mal connue par grand fond ainsi que les conditions paléoenvironnementales qui contrôlent leur dépôt et leur préservation. Les compagnies pétrolières ont besoin pour leur future demande de permis profond ou très profond (jusqu' à 3000 m) de connaître ces informations afin de choisir des zones potentiellement intéressantes du point de vue pétrolier. Il y a donc un important besoin de pré-reconnaissance des bassins sédimentaires avant de lancer la coûteuse prospection pétrolière proprement dite. Ce besoin recoupe celui des géodynamiciens et géophysiciens qui reconstituent l'histoire des marges.

Migration des fluides et hydrates de gaz

  • L'essentiel des roches constituant les zones profondes des marges sont à dominante argileuse ou marneuse, donc peu perméables. De ce fait, le comportement mécanique sous l’effet de leur enfouissement et des différentes contraintes peut s’accompagner de phénomènes de sous-compaction, voire de la mise en place de véritable volcans de boue qui attestent de la présence de pression de fluide sous pression. Dans ce contexte particulièrement chargée en fluide, les processus de migration et de piégeage vont revêtir une importance toute particulière, notamment en cas d'existence de gaz à l'état d'hydrate (structure moléculaire cristalline ayant l'aspect de la glace) qui vont se former sous certaine condition de pression/température. Les hydrates se forment en effet à basse température et haute pression dans des conditions qui sont rencontrées sous une profondeur d'eau supérieure à une valeur limite comprise entre 500 et 1000 m , c'est à dire dans la pente continentale. Remplissant les pores des sédiments, ils ont d'importants effets sur leur propriétés physiques. A ce titre ils pourraient jouer un rôle important pour le piégeage d'hydrocarbures dans les sédiments sous-jacents. De nombreux cas d'études récentes montrent de façon évidente le rôle majeur -et encore mal compris- joué par les phénomènes de migration de fluides d'une manière générale et plus particulièrement par les hydrates de gaz, potentiellement instables, dans le comportement mécanique des sédiments.
  • Il s'agit indiscutablement d'une voie d'avenir qui devra être davantage explorée, d'autant plus que les découvertes de phénomènes d'expulsion de fluides sont aujourd'hui de plus en plus fréquentes (notamment grâce aux formidables progrès de l'imagerie acoustique, sur tout type de marge, y compris sur les marges passives particulièrement sur la pente continentale des provinces pétrolières.

Stabilité des pentes

  • Les travaux dans le domaine de la stabilité des pentes ont souvent été menés pour une meilleure compréhension d'un phénomène géologique perçu comme présentant un risque pour les zones côtières ou pour tout aménagement. Mais si l'intérêt de la communauté scientifique pour l'étude de la stabilité des pentes continentales est antérieur au développement de la prospection pétrolière en mer, le récent essor de l'"offshore profond" confère aujourd'hui aux phénomènes d'instabilité une place à la hauteur des enjeux pétroliers. La production pétrolière en offshore profond va en effet se développer sur la pente continentale, par essence lieu de d'initiation des glissements sous-marins et du transit sédimentaires vers les grands fonds.
  • Si généralement les mécanismes déclenchants les glissements peuvent être relativement bien cernés à partir d'une bonne connaissance géologique du site (séisme, activités fluviatiles, taux de sédimentation etc...), les conditions dans lesquelles un événement s'est produit ou se reproduira, les mécanismes de rupture proprement dits, la fréquence des événements et d'avantage encore le risque d'occurrence nécessitent la prise en compte de nombreux facteurs et restent très mal connues. Avant d'imaginer de pouvoir prédire le risque, il faut d'abord l'évaluer. C'est le domaine des "geohazards" dont l'étude combine l'approche descriptive axée sur la phénoménologie des processus gravitaires et l'analyse quantitative de la stabilité des pentes fondée sur la mécanique des sols. On a également vu l'importance des phénomènes de migration de fluides et des hydrates de gaz sur le comportement mécanique des sédiments. Ces phénomènes permettront certainement d'expliquer pourquoi nombre de glissements s'initient dans la pente sans raison à priori évidente au regard du contexte géologique. Pour répondre au besoin évident d'évaluation des risques d'instabilité des fonds lors des futures exploitations dans ce domaine caractérisé par la pente, les compagnies pétrolières ont besoin de données concernant à la fois l'environnement, la nature et la stabilité des fonds qui leur font cruellement défaut.

La communauté des Sciences de la Terre s'adapte et s'organise

  • On assiste dans l'ensemble de la communauté internationale des Sciences de la Terre à l'émergence de nombreux programmes conduits en réponse à ce besoin de collaboration entre le monde industriel et scientifique. C'est le cas en France avec le Groupement de Recherche "GDR Marges continentales" en voie de constitution entre Le CNRS/INSU, l'IFP, ELF, TOTAL, l'ORSTOM, le BRGM et l'IFREMER, projet qui fait écho aux initiatives du même type en Amérique du Nord en Grande Bretagne et en Allemagne. Des tentatives de regroupement au niveau européen sont envisagées ; le prochain 5ème PCRD (Programme communautaire de Recherche et Développement) devrait aussi inévitablement évolué dans cette direction.
  • Des projets intégrant divers objectifs en géosciences marines, rassemblant nombre des sujets d'actualité sur les marges vont constituer des opérations d'envergure, à l'instar de la coopération ELF-IFREMER dans le Golfe de Guinée. Ce type de projet marque un tournant car il s'appuie sur une nécessaire expertise scientifique et aussi sur des opérations à la mer qui sont loin d'être routinières dans le monde pétrolier.
  • Toute la panoplie des outils modernes de reconnaissance et de cartographie est concernée, car il s'agit d'entreprendre des recherches à différentes échelles. A l'échelle régionale, d'importantes opérations de cartographie par sondeurs multifaisceaux seront conduites, ainsi que des reconnaissances sismiques à forte pénétration permettant d'imager les séries profondes. En complément et à coté de cette exploration marine à grande échelle, des projets de recherches de plus en plus ciblés seront conduits à la fois sur les plans géographiques et thématiques et ce, même par grande profondeur d'eau afin de conduire des études haute résolution , c'est à dire à l'échelle des corps sédimentaires, des glissements ou des zones à hydrate de gaz. Dans ce domaine les systèmes sismiques conventionnels, parce qu'ils sont tractés en surface, présentent des limitations en terme de performances ce qui rend illusoire la mise en évidence, par grande profondeur d'eau, de figures sédimentaires détaillées avec les techniques conventionnelles. Pour cette raison, des nouveaux outils sismiques sont en plein développement, tel le système PASISAR d'Ifremer (et le futur EGR "Ensemble Géophysique Remorqué"), qui permet de rajouter à l'imagerie sonar haute résolution des fonds marins, une système performant de sismique près du fond. L'observation du fond à l'échelle métrique au moyen de R.O.V. (Remote Operated Vehicle) ainsi que les mesures in-situ au moyen de châssis instrumentés posés sur le fond (pénétromètre flexible) constituent de grands défis technologique visant à répondre au besoin d'étude de sites, comme par exemple les zones de sorties de fluides, les glissements.
  • Enfin, que ce soit pour une meilleure connaissance de la géologie régionale profonde ou pour un besoin de calibration et de mesures dans les séries superficielles, la communauté des Sciences de la Terre est face a un autre défi majeur pour les prochaines décennies : le besoin crucial de forages océaniques.

Il s'agit véritablement d'une collaboration à caractère scientifique très marqué, dans lequel les différentes parties devront mettre en commun des données et interagir en tant que partenaires. Des avancées significatives devraient ainsi être faites pour la connaissance de la structure et des processus sédimentaires sur le marges océaniques.